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La culture, c’est comme le cyanure

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La culture, c’est comme le cyanure

La culture c'est comme le cyanure Romain Treffel

Article initialement publié sur le Huffington Post

Curieux et sincèrement intéressé, il se saisit de l’épais volume : il l’examine en se pourléchant, puis l’ouvre. Dans son élan, il en entame la lecture. Mais au fur et à mesure que l’introduction défile, son attention vacille. À l’entrée du premier chapitre, il bâille. Au milieu, il ressent soudain une douleur à l’estomac. Il ne faut pas longtemps avant qu’il ne soit pris de spasmes violents. Il se débat contre le texte, contre ses phrases sibyllines, contre des mots qu’il n’a jamais lus auparavant. En vain. Alors il abandonne, il tombe, empoisonné par la culture. Le pavé choit lourdement sur le sol.

« Quand j’entends le mot phénoménologie, je sors mon revolver » a écrit Noam Chomsky en paraphrasant Goebbels. Il critiquait ainsi la tendance des intellectuels à complexifier leur discours par l’adoption, ou l’emprunt, d’un jargon spécialisé souvent énigmatique. La conséquence de ce tropisme est la nécessité préalable de traduire le texte pour accéder à la pensée, d’où l’apparition de dictionnaires de philosophie, d’économie, etc. – des dictionnaires dans le dictionnaire, en somme, pour traduire du français vers le français. Comment ne pas comprendre que l’étudiant, ou plus largement tout individu manifestant un intérêt pour les sciences humaines, soit rebuté par ce phénomène ? Selon sa stratégie d’entrée, en effet, son appétence risque de tourner au dégoût, au rejet et à la condamnation de toute tentative d’interprétation du monde, systématiquement soupçonnée d’être une entreprise idéologique où il serait vain de rechercher un message sincère et authentique. Comment donc s’y prendre pour se cultiver sans empoisonner sa curiosité et sa volonté ?

Premier poison : l’obscurité théorique

Les racines de ce problème semblent diverses. Tout d’abord, il faut reconnaître chez certains théoriciens la volonté explicite de ne pas offrir leurs spéculations au plus grand nombre. Tel fut le choix de nombreux penseurs dès l’Antiquité, si ce n’est avant. Aristote divisait par exemple ses cours en une version exotérique, couchée par écrit pour être accessible à tous – les profanes – et une autre ésotérique, transmise oralement et en cela destinée à ses seuls disciples – les initiés. Certains historiens font aussi l’hypothèse d’une telle discrimination des publics dans l’enseignement de Jésus, dont le versant ésotérique pourrait être trouvé dans les évangiles apocryphes.

Mais l’obscurité théorique peut également servir à se protéger du pouvoir et de la censure. Telle est peut-être la raison de l’incohérence des deux œuvres majeures de Machiavel  (Le Prince prônant l’autoritarisme, le Discours sur la première décade de Tite-Live la République et les libertés individuelles), dont l’envie de réintégrer les cercles de décision le poussait à écrire pour se faire bien voir du pouvoir. Telle est peut-être aussi la justification profonde de l’illisibilité quasi totale – une illisibilité confinant ponctuellement à l’arnaque intellectuelle, selon Karl Popper – de la Phénoménologie de l’Esprit (sortir le revolver) de Hegel. Celui-ci aurait par là même évacué le risque de voir son ouvrage mis à l’index par le gouvernement prussien, même si sa stratégie possédait toutefois un côté absurde, dans la mesure où un pamphlet écrit en martien est forcément aussi inaudible pour l’opinion publique qu’il est invisible sur les radars des censeurs. Plus récemment, enfin, plusieurs opus ont dénoncé la transposition fantasmagorique de résultats mathématiques en sciences humaines. Ainsi Jacques Bouveresse condamne-t-il dans Prodiges et vertiges de l’analogie le recyclage du théorème d’incomplétude de Gödel en philosophie politique, commis à grand renfort d’éloquence par Régis Debray. Le camouflage d’un message, ou de l’absence de message, peut donc se faire par des procédés différents, ce qui décourage malheureusement plus d’un de s’y intéresser.

Second poison : l’esprit du temps

Cette difficulté n’est cependant pas du seul fait des penseurs. Le profane rencontre en effet plusieurs vents contraires sur sa route du savoir. L’esprit du temps, tout d’abord, lui insuffle ses préjugés sur la connaissance et sur la valeur qu’il convient de lui accorder. Ainsi prédominait pendant la Renaissance une vision – dénoncée par Montaigne – purement quantitative du savoir, fondée sur l’accumulation, grâce à l’apprentissage par cœur, de l’information brute ; puis, avec les Lumières, la raison est devenue la pierre de touche de la culture, la « science » a été regardée comme parfaitement inséparable des opérations d’analyse et de synthèse – c’est-à-dire d’une certaine capacité à trier de l’information – savoir signifiait désormais penser vrai ; à l’époque contemporaine, enfin – même si le recul fait bien sûr défaut – la connaissance est valorisée à l’aune de la spécialisation, elle est importante en tant qu’elle est compartimentée et asymétrique, dans le sens où savoir est savoir ce qu’autrui ignore parce qu’il s’agit d’une information de nature technique, et d’utilité restreinte.

Cette dernière conception – la nôtre – ne souffle pas derrière l’impulsion individuelle à se cultiver, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle apparaît même antinomique avec l’idéal de la culture générale : celle-ci a en effet l’ambition explicite, comme le souligne bien l’adjectif « générale », d’installer en l’individu une perspective totalisante sur le savoir, un logiciel intellectuel qui lui permette de n’en ignorer aucune branche et de descendre dans le détail s’il en a le loisir – mais il est vrai que l’ébauche de sa cartographie mentale dévore le temps qu’il pourrait passer à flâner dans certaines des plus belles ruelles de la connaissance. Ainsi le monde regorge-t-il de techniciens de tous genres, déployés par la science, l’informatique, la médecine ou le monde de l’entreprise, quand l’honnête homme, culturellement alerte sans être un intellectuel de profession, est une espèce en voie de disparition.

Participent aussi à cette extinction, bien évidemment, toutes les tendances régressives du monde moderne, tous les symptômes du règne du divertissement. Si Pascal comprenait le divertissement comme un voile placé devant l’abîme, pour ne pas penser la mort, l’homme moderne se divertit souvent à ne plus penser tout court. Alors que les nouvelles technologies et les réseaux facilitent grandement l’accès à la culture, il préfère vivre avec les œillères de son monde et de son époque, et ne voir que ce qui est devant lui ; consommer à foison, refaire les mêmes erreurs, et rechercher son bonheur là où il n’est probablement pas, alors que tant d’hommes qui l’ont précédé ont sincèrement écrit pour lui, et lui ont ainsi laissé leurs traces en héritage, les traces d’un chemin pour la vie bonne. Tout s’oppose, semble-t-il, à ce qu’il réactive à son profit ces richesses du passé, les trésors de la pensée enfouis sous les sables du désintérêt. Car voilà, ils l’empoisonnent.

Comment se cultiver sans s’empoisonner ?

Comment pourrait-il donc s’y prendre pour surmonter cette conjuration des facteurs et se remettre à cultiver son jardin ? Nous pensons que c’est une affaire de dosage. Commencer par lire Hegel dans le texte serait comme ingurgiter une fiole complète de poison : l’intelligence vomit, puis elle succombe. Il semble au contraire préférable de s’attaquer à des auteurs de cette difficulté par l’intermédiaire de travaux de synthèse ou de vulgarisation, même si l’interprétation qu’ils proposent est parfois infidèle. Si l’on veut s’intéresser à Kant, par exemple, il suffit probablement, pour débuter, de savoir qu’il a introduit une rupture dans l’histoire de la philosophie parce qu’il a mis en doute la capacité humaine à connaître authentiquement la réalité, tandis que ses prédécesseurs bâtissaient des systèmes globaux qui prétendent l’expliquer en totalité. Ce genre d’explication peut aisément être trouvé sur Internet, ou même dans les grands médias. Elle peut sembler réductrice aux initiés, mais tout le monde est susceptible de la comprendre, si bien que celui qui souhaite savoir comment le philosophe allemand a justifié ce revirement peut ensuite se rendre au niveau de détail supérieur armé d’une première notion, certes un peu simpliste, mais transparente et fermement acquise. Cette méthode nous semble la plus adaptée au contexte global de notre époque, aux moyens qu’elle propose et aux limites qu’elle impose.

La culture c’est comme le cyanure : il faut d’abord s’inoculer des doses modestes, sinon l’âme régurgite ; puis elle rétrécit, jusqu’à en succomber.

Matthieu Dupont & Romain Treffel

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Qui est Romain Treffel ?

Passionné par les idées, je veux vous aider à mieux comprendre votre existence grâce au meilleur de la pensée. C’est dans cet esprit que je travaille à rendre les grands concepts plus accessibles et les grands auteurs plus proches de nous.

Passé par l’ESCP, la Sorbonne, et l’École Normale Supérieure, j’aide également les étudiants à réussir les épreuves littéraires des concours des grandes écoles.

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