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La culture générale des présidents français

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La culture générale des présidents français

La culture générale des présidents français

Article initialement publié sur le Huffington Post

Ronald Reagan et François Mitterrand dans une même pièce. L’ancien acteur de séries B, puis mascotte télévisuelle de General Electric, dont les conseillers se permettaient, en plein discours public, de lui souffler un ordre comme ils l’intimeraient à un stagiaire (cf. Michael Moore), face à l’animal politique français, passé par les tragédies du vingtième siècle, bibliophile doué d’un sens de la formule corde à piano. Un rapport asymétrique, on l’imagine bien, mais pas forcément inégal. En veut-on pour preuve la récrimination du président français qui, après un sommet, caricaturera son homologue de la première puissance mondiale comme « l’homme d’un seul disque », et par là même plus manichéen que manipulable. Chacun savait pourtant qui était, ainsi que le disent les Américains, « the smartest guy in the room ». Et c’était peut-être là le fruit d’une spécificité française.

« École du commandement » selon le général de Gaulle, la culture générale est indéniablement, en France plus qu’ailleurs, un attribut du pouvoir. Objet vaguement identifié, elle conférerait une ampleur de vue, une pénétration d’esprit et une sagesse particulièrement nécessaires à la prise de décision. Elle devrait être livresque, issue de la fréquentation des plus grandes œuvres, dont les idées mûrissent dans l’esprit, et imprègnent l’individu comme la feuille de thé plongée dans l’eau chaude. En comparaison, l’opinion publique américaine, si l’on s’arrête à son seul exemple, exige de ses hommes politiques de premier plan qu’ils puissent témoigner d’une forme de sacrifice patriotique (souvent, la participation à une guerre) et d’un parcours personnel riche en responsabilités – mais aussi d’une certaine « normalité », car le simplisme et l’ignorance ne semblent pas rédhibitoires. Si la France n’a pas encore connu, à l’instar de la démocratie d’outre-Atlantique avec Reagan ou Bush junior, de président au capital culturel notoirement limité, les manifestations d’inculture de son personnel politique se multiplient, involontaires ou assumées, et elles sont invariablement moquées sur le même refrain : « le niveau baisse ». Elles contrastent pour sûr avec la richesse spirituelle, abreuvée de culture, dont ont fait preuve les présidents de la Ve République.

La culture du général

Pour commencer avec le commencement, il faut rendre à De Gaulle ce qui est à De Gaulle : une influence majeure dans la conception française moderne de la culture générale. Fils d’un professeur de langues anciennes, le fondateur de la Ve République a été biberonné à la culture la plus classique qui soit. Initié dès son plus jeune âge aux péripéties de l’histoire romaine chez les jésuites, ses références littéraires sont aussi catholiques et nationales – il lit par exemple avec avidité Maurice Barrès et Charles Péguy. Sitôt engagé dans la carrière des armes, il se révèle théoricien militaire : dans Vers l’armée de métier (1934), par exemple, il prône une modernisation de l’armée française et un usage important des chars d’assaut. Le jeune auteur se distingue par son style, il a véritablement une plume, si bien que le maréchal Pétain le prend comme nègre : l’officier refuse l’anonymat, il résiste déjà au vainqueur de Verdun ! Fait prisonnier pendant la Première Guerre mondiale, il ne se laisse jamais aller et impressionne ses codétenus par son acharnement à lire et à écrire ; il partage le fruit de son travail dans des conférences où il met autant de passion que d’érudition. Réfugié à Londres lors de la guerre suivante, il attire à lui des intellectuels séduits par son panache qui le reconnaissent un peu comme l’un des leurs (par exemple Romain Gary, qui rejoint la résistance en Écosse), avec cette affinité d’âme qui lie entre eux les écrivains. Naîtra notamment de ces circonstances une étonnante et profonde amitié avec Malraux,  le grand romancier et critique d’art, futur premier ministre de la Culture, dont témoigne le livre Les Chênes qu’on abat, le compte rendu (probablement infidèle et romancé) d’une de leurs dernières rencontres. L’héritage de la conception gaullienne de la culture se retrouve concrètement dans l’École Nationale d’Administration (ÉNA) fondée par le général, dont le concours d’entrée, en plus de comporter une épreuve de culture générale, impose à toutes les autres le paradigme de cette même matière, dans le sens où elles ne demandent pas, pour les réussir, une perspective de spécialiste, mais plutôt des vues générales, synthétiques et transversales – l’épreuve de droit se rapproche ainsi d’une épreuve de culture juridique, celle d’économie d’une épreuve de culture économique, etc. Cette culture de la culture générale a été insufflée à toute la haute administration française de la Ve République : savoir et pouvoir y vont ainsi éminemment de pair.

Le successeur du général de Gaulle, son Premier ministre Georges Pompidou, est une autre incarnation (quasi parfaite) de cette intrication bien française. Fils de professeur lui aussi, le deuxième président de la Ve République française est un pur produit de la méritocratie. Curieux et hypermnésique, il acquiert pendant sa scolarité une somme de connaissances impressionnante sans grands efforts. A l’École Normale Supérieure, ses professeurs vitupèrent contre sa fainéantise et son laisser-aller, mais il termine premier de l’agrégation de lettres. S’il entame une carrière d’enseignant – ses élèves se souvenaient d’un professeur à la culture exceptionnelle pour lequel un support de cours était parfaitement inutile – les circonstances et les opportunités l’embarqueront dans d’autres mondes, la politique et la finance, où il laissera – notamment chez Rothschild – l’impression d’une intelligence supérieure, douée d’une capacité d’adaptation, d’une profondeur et d’une justesse d’analyse inouïes. Devenu aussi riche qu’occupé, il continue d’organiser des dîners mondains où se côtoient artistes et hommes d’affaires. Il se passionne pour l’art contemporain, une dilection qui tranche singulièrement avec le classicisme de sa culture et le conservatisme (par certains aspects) de sa pensée. Homme d’État, il fait reposer son action sur des analyses très personnelles, à la fois très pragmatiques et fondées sur la longue durée, qui le conduiront à s’écarter quelque peu de la ligne du gaullisme en politique étrangère. Aux journalistes qui le suivent, il confie sa vision de la société française et de l’évolution du monde en en évoquant avec une grande lucidité les paradoxes, comme les effets pernicieux, sur l’environnement et sur les modes de vie, de la nécessaire poursuite de l’industrialisation, une phase économique (le début des années 1970) à laquelle son nom sera pourtant systématiquement associé en France. Mort au pouvoir après avoir dignement combattu la maladie, il a laissé au patrimoine culturel national, entre autres, un musée mondialement connu et une anthologie de la poésie française.

Vous n’avez pas le monopole de la culture

Avec Valéry Giscard d’Estaing commence-t-on peut-être à entrevoir un point d’inflexion. En effet, l’alors jeune président est plus un technocrate, un technicien de l’économie extrêmement doué, qu’un sage littéraire et philosophe. Polytechnicien et inspecteur des finances, il semble paradoxalement plus acquis à une vision quantitative du politique, il verse davantage dans l’administration des choses que dans le gouvernement des hommes. Il est l’incarnation d’une classe montante, celle de hauts fonctionnaires aussi brillants que convaincus de leur mission réformatrice et modernisatrice à l’égard de la France. Bien sûr, il est extrêmement cultivé ; mais on se demande à quel point son rapport à la connaissance relève du goût personnel, dans quelle mesure il veut cultiver son jardin et non pas épater la galerie. On raconte ainsi qu’il prépare ses rendez-vous de tous ordres en engloutissant des fiches sur les personnes qu’il rencontre, sur leurs origines, sur leurs passions – bien évidemment, elles seront éblouies. De même sacrifiera-t-il quelque peu dans ses œuvres écrites, mémoires ou romans, le brillant à la profondeur.

Une certaine idée (bien française) de la culture semble revenir au pouvoir avec Francois Mitterrand, plus vieux de dix ans que son prédécesseur. Le vainqueur de 1981 est en effet un homme de livres, dont il pouvait chérir autant sinon plus les qualités d’objet, en tant que collectionneur, que le contenu littéraire. Premier président de gauche de la Ve République, il possédait néanmoins une culture classique traditionnelle, à l’instar de De Gaulle et Pompidou. Fort d’une connaissance très précise des textes de ses auteurs préférés, il n’était pas avare de formules habiles, pour dissimuler sa rouerie politique (« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. ») ou pour calmer l’impatience démocratique (« Il faut donner du temps au temps. »). Grand liseur – il aurait lu, comme le général de Gaulle, entre 10 000 et 15 000 ouvrages dans sa vie, estiment les biographes – il était aussi doué d’une plume élégante et féroce, une arme qui lui a par exemple permis d’étriller son grand ennemi, l’homme du « Coup d’État permanent ». Cette plume se retrouvait dans son expression orale, car la parole mitterrandienne était tout à la fois livresque et assassine, un don de pamphlétaire dont nombre d’hommes politiques et de journalistes firent les frais.

Finie la « masturbation intellectuelle »

Jacques Chirac apparaît, du point de vue de culture générale (mais peut-être pas seulement), comme un président de transition. De manière paradoxale, en effet, il allie un certain raffinement culturel semblable à celui de ses prédécesseurs à une forme de vulgarité annonciatrice de celle de ses successeurs. Amoureux du Japon, de ses arts et de ses coutumes, il est tout aussi bien capable de dévorer un sandwich comme un goujat devant témoins. Passé par Sciences-Po et l’ENA, il fustige la « masturbation intellectuelle » et lance des formules qui laissent peu de place au langage soutenu (par exemple : « Quand on met de la merde dans un ventilateur, il faut s’attendre à ce que tout le monde soit éclaboussé. »). La mise en scène n’est certes pas absente dans cette ostensible « grossièreté » : il s’agit pour l’homme politique d’origine élitaire de faire populaire, de donner à son électorat l’illusion qu’ils sont du même monde, partagent les mêmes goûts, la charcuterie, le vin, la bière et le foot. Les Guignols de l’info ont un peu naïvement entretenu cette image d’un président beauf, à l’image des Français eux-mêmes. Jacques Chirac est pourtant bien du genre, selon le mot d’un journaliste, à cacher un livre de poésie dans un numéro de Fluide Glacial. La trace culturelle la plus notable qu’il laissera sera probablement le musée du quai Branly, un témoignage de son ouverture d’esprit et de son intérêt pour les civilisations extraoccidentales.

Nicolas Sarkozy et François Hollande sont les représentants d’une nouvelle ère. Ils ne sont tout d’abord ni l’un ni l’autre des « hommes de culture », dans le sens où la lecture, l’écriture, l’art et la réflexion philosophique ne semblent pas – c’est du moins ce que suggèrent les biographies et les témoignages disponibles – compter parmi les éléments fondamentaux de leurs personnalités. Le dernier président de droite s’est un temps présenté comme un homme d’action, pragmatique et doté d’une grande volonté, plutôt sceptique à l’endroit des vertus de la contemplation véhiculées par la culture générale à la française. Certaines polémiques (notamment celle relative à La Princesse de Clèves) ont donné l’opportunité à ses adversaires de lui reprocher tant son ignorance que son mépris de la culture, mais ses communicants, imitant ceux d’Obama, ont rectifié le tir en le faisant apparaître à maintes reprises un livre sous le bras (généralement un classique de la littérature) et en prévoyant des références précises pour les interviews. Probablement favorisé par la place de la culture dans l’identité politique socialiste, le président actuel n’a pour sa part pas connu (pour l’instant) le genre de controverses dont a été victime son actuelle ministre de la Culture. Technocrate notoire, Fleur Pellerin a été téléportée du portefeuille des nouvelles technologies, une preuve supplémentaire, s’il en est, du progrès de la technicité sur la culture générale.

François Hollande produit donc lui aussi, au point de vue de la culture générale, l’impression d’un déclin, d’une tradition perdue. Alors certes, le recul manque et les apparences sont trompeuses ; mais la pensée s’installe, petit à petit, que nos présidents ne sont plus les mêmes ; qu’ils sont aujourd’hui – peut-être à l’image de la classe politique tout entière, voire de l’époque – d’un marbre dégradé, parce qu’ils n’auraient pas, comme préalable, cultivé leur jardin avant de conduire la nation.

Romain Treffel

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Qui est Romain Treffel ?

Passionné par les idées, je veux vous aider à mieux comprendre votre existence grâce au meilleur de la pensée. C’est dans cet esprit que je travaille à rendre les grands concepts plus accessibles et les grands auteurs plus proches de nous.

Passé par l’ESCP, la Sorbonne, et l’École Normale Supérieure, j’aide également les étudiants à réussir les épreuves littéraires des concours des grandes écoles.

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