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Histoire de la beauté

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Histoire de la beauté

Histoire de la beauté, Georges Vigarello

Article inspiré par la lecture de l’Histoire de la beauté de Georges Vigarello, que j’ai également synthétisée dans une vidéo.

Elle serait une évidence intemporelle : on la perçoit ; on la constate ; on la contemple, sans jamais avoir à la penser.

Elle était pour Platon l’exemple même de l’idée, c’est-à-dire une essence, éternelle et immuable, de la réalité.

Pourtant, les repères esthétiques des sociétés ont profondément changé le long des siècles, ce qui suggère que la beauté, elle aussi, aurait une histoire.

La faisant débuter au XVIe siècle, quand s’accélère la mutation des repères, Georges Vigarello montre que cette histoire est une lente conquête qui a épousé – forcément – les grandes dynamiques sociales, les ruptures culturelles, les conflits de genre et de génération.

Elle a permis la valorisation esthétique du corps dans sa totalité, dans ses mouvements, jusqu’à en faire le vecteur primordial de l’identité.

L’émergence de la beauté (XVIe siècle)

Définie en partie comme une redécouverte de la culture antique, la Renaissance se caractérise par un surcroît d’intérêt porté, par les artistes, à la beauté.

Les peintres, par exemple, décrivent les formes du corps de manière plus réaliste. Dans leurs ateliers, les portraits de femmes sont de plus en plus choisis en fonction de la beauté du modèle. Du côté de la demande, alors que les amateurs avaient auparavant un penchant pour les grandes scènes religieuses, les curiosités, ou les grands personnages, ils collectionnent désormais des œuvres illustrant les principes de la beauté, à l’instar de La Bella de Titien.

Histoire de la beauté, Georges Vigarello

La conception de la beauté évolue progressivement en intégrant une sensualité discrète. Si le Moyen Âge valorisait la symétrie du visage, la blancheur de teint, le marquage de la poitrine et le resserrement de la taille, le XVIe siècle met en avant des femmes plus pulpeuses, avec plus de carnation et plus de galbe.

Le sensible, l’esthétique et le plaisir ont donc plus de poids ; mais les mots pour définir la beauté font toujours défaut.

La seule évidence est l’existence d’une hiérarchie esthétique dans le corps : privilège est donné aux parties hautes, tout particulièrement au visage (jusqu’à la gorge), ce qui autorise à le découvrir. La main et le bras font partie du « haut », qui sont révélateurs de l’état du corps caché par l’habit – comme le savait bien Ray Charles, qui sélectionnait ses partenaires à la qualité de leur poignet.

Le bas, en revanche, n’est qu’un support, un socle, qui ne requiert nulle mise en valeur. Occultées par les robes à évasement et sorties du cadre par les portraits, les jambes ne comptent pas (quel dommage). Si certaines manifestations, telle la mode des « blasons du corps » des années 1520-1550, sortent de ce cadre, elles appartiennent cependant à une culture libertine élaborée aux marges du quotidien.

Cette hiérarchisation du corps témoigne de deux choses : il est tout d’abord conçu simplement comme un empilement de parties ; de manière moins évidente, ensuite, le rapport de ces parties est calqué sur celui du cosmos, dont les parties hautes (les cimes, le ciel, le paradis, etc.) sont pourvues d’une valeur supérieure – c’est inspirés par l’harmonie céleste que De Vinci ou Dürer tentent, en vain, de définir la beauté par des proportions.

Cette première beauté moderne est exclusivement féminine.

Malgré sa subordination de fait, la belle femme est un idéal ; elle est volontiers comparée à une divinité (surtout Vénus, la déesse romaine de la beauté), privilège dont elle tire un petit début de reconnaissance sociale.

Déjà, on ne sait d’où vient la beauté féminine : elle est mystérieuse, elle évoque les puissances obscures du Moyen Âge ; les littérateurs jouent à énoncer ses caractéristiques, mais ils restent toujours dans le vague, comme si elle échappait au jugement – comme si elle ne pouvait pas être pensée.

L’homme est pour sa part décrit par des qualités qui ne relèvent pas de l’esthétique, comme la force, la dureté, la pilosité, la fermeté, la solidité, opposées à la mollesse féminine.

Cette première beauté sort également du moule religieux.

En effet, les hiérarchies spirituelles (enfer, terre, paradis) propres à la vision religieuse de l’univers sont transposées en une hiérarchie morale des beautés : la « séditieuse », celle des prostituées, corrompt et scandalise ; la « mignarde » séduit elle aussi, quoique moins ostensiblement ; et la beauté comme il faut, enfin, la beauté religieuse, découle des qualités morales attendues de la femme – la trilogie « modestie, humilité, chasteté » du traité de beauté du médecin Jean Liébault. La belle femme est évidemment soumise à la puissance de l’homme, l’effronterie étant l’apanage des prostituées.

Cette beauté recèle aussi, bien sûr, une dimension sociale. Les femmes de la noblesse veillent à retenir leur chair, tandis que les villageoises ont le corps lourd, ainsi qu’en témoignent les tableaux de Brueghel, ou encore l’adage de l’époque « Grande et grosse me fera Dieu, blanche et rose je me ferai ».

Enfin, nourrie par un fantasme d’absolu, cette beauté du XVIe siècle inspire une certaine méfiance envers l’artifice.

Le fard est associé à l’impureté, voire à la prostitution. Les vieilles critiques religieuses sont recyclées, qui voient toute esthétique artificielle comme l’œuvre du diable.

Pour autant, le maquillage est progressivement légitimé par la distinction entre les finalités honnêtes (pour trouver un mari, pourquoi pas), et les finalités déshonnêtes (séduire les hommes de manière générale).

À partir de la Renaissance, l’usage des cosmétiques se diffuse ainsi depuis l’Italie.

Voués à supprimer les imperfections du visage, les produits de l’époque font cependant plus de mal que de bien. Les chlorates de plomb ou de mercure attaquent la peau, les dents, et détériorent l’haleine (bonjour).

Si le vieillissement de la peau n’est pas encore un souci à part entière, il est toutefois important de la protéger. De multiples recettes sont employées à cet effet : saignées, purgations, frottements, ventouses, scarifications, etc. Le bronzage est coté au plus bas, comme le montre l’image de Diane de Poitiers, la favorite d’Henri II, constamment abritée par le long parasol tenu par un page.

Sur le plan global du corps, des pratiques d’amincissement sont déjà assez répandues. Par exemple, le justaucorps est fermement plastronné pour créer une taille svelte, à tel point que Montaigne moque les femmes « qui souffrent [pour cela] oui quelquefois à en mourir ».

La beauté comme expression de l’âme (XVIIe siècle)

Le XVIIe siècle voit croître l’importance des repères de l’étiquette et du maintien, et s’épanouir simultanément la conception du corps comme machine.

Ces évolutions bouleversent l’expérience esthétique.

La culture citadine renouvelle la beauté : elle la rend plus quotidienne, plus sociale. Quatre siècles avant les dragueurs Youtubeurs qui sévissent au jardin du Luxembourg, il devient important de paraître dans les lieux de promenade pour se jauger.

Du fait de cette émulation, la beauté corporelle se précise ; son vocabulaire s’enrichit, permettant de mieux décrire la taille et les hanches, même si elles restent dissimulées par le vêtement. La mode du portrait écrit se répand, qui consiste à mêler le physique et le moral.

En cohérence avec la conception cartésienne du corps, qui le naturalise et le désenchante, la beauté du visage est désormais conçue comme le reflet, non plus des astres, mais de l’âme – un beau visage est vif et animé. Les vieilles catégories morales sont abandonnées au profit d’une typologie psychologique de la beauté : les « beautés sévères », « fières », etc.

La beauté du corps serait donc, quelque part, celle de l’âme.

Cette équivalence perpétue la dimension mystérieuse de la beauté, ce « je ne sais quoi » qui témoignerait d’un accord entre l’intérieur et l’extérieur. Elle valorise les passions, susceptibles de rendre la beauté troublante.

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, dès lors, le regard s’analyse surtout sous le prisme de l’empreinte produite sur le destinataire. Par exemple, Madame de Montespan, favorite de Louis XIV, compense la laideur de son corps parce qu’elle a « beaucoup d’esprit dans les yeux » (Correspondance générale de Madame de Maintenon). Les peintres travaillent davantage le regard, car ils estiment, comme le théorise Charles Le Brun dans ses conférences de 1678 à l’Académie de peinture, que les yeux expriment les passions.

Histoire de la beauté, Georges Vigarello

Le rôle des passions explique aussi le prestige grandissant du théâtre. Les spectateurs sont de plus en plus sensibles au charme de l’actrice, qui est d’autant plus belle qu’elle transmet joliment les passions du personnage.

L’idéal de la beauté ainsi ramené à la réalité physique, l’artifice gagne en légitimité.

Favorisées, à l’échelle individuelle, par une nouvelle attention à soi, et à l’échelle sociale, par l’approfondissement du modèle de la cour, les pratiques d’embellissement s’accélèrent, même si les recettes pratiques, qui visent la pureté, la blancheur et la jeunesse du visage, évoluent peu.

L’assimilation du corps à une machine popularise des dispositifs préventifs, comme le corset et divers autres artifices pour comprimer les membres, en dépit de tous leurs effets indésirables (dos, respiration, haleine, etc.).

L’ampleur des évolutions n’a cependant pas empêché une certaine continuité par rapport aux siècles passés.

La dimension sociale de la beauté perdure : les nobles valorisent la minceur, symbole de leur rectitude, tandis que les individus du peuple devraient leurs rondeurs à leur essentiel relâchement. Entre ces deux extrêmes émerge néanmoins une beauté bourgeoise, laquelle donne beaucoup d’importance aux manières.

Les stéréotypes des sexes perdurent également, même si l’esthétique masculine, reposant sur l’honneur et la fierté dans la pose, s’éloigne un peu des seuls signes de la puissance.

Enfin, tout en s’étendant, en se diversifiant (au niveau des couleurs, notamment), et en se complexifiant (fards et mouches), l’artifice ne s’est pas libéré du soupçon moral qu’il attise. Toujours assimilé à un défi féminin, et plus concrètement à la tromperie et à la prostitution, il est réservé aux occasions mondaines – il est en revanche interdit dans des circonstances telles que la vieillesse, le veuvage, et tout particulièrement dans le privé. Avec la Contre-Réforme, certaines femmes abandonnent même ostensiblement le maquillage en signe de retour à la dévotion.

Mais en pratique, le fard s’est imposé.

La beauté comme épanouissement de la nature (XVIIIe siècle)

Fini le fantasme d’une beauté unique, révélée par les dieux.

Priorité au jugement sensible, assis sur des critères plus pragmatiques et familiers : le caractère fonctionnel du corps humain est désormais fondamental.

C’est aux Lumières que l’on doit d’avoir disjoint l’esthétique humaine de toute vision divine. « Demandez à un crapaud, écrit Voltaire, ce que c’est que la beauté… ? Il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortis de sa petite tête, une gueule longue et plate, un ventre jaune, et un dos brun. » (Beau, Dictionnaire philosophique).

Si le saisissement du spectateur et le sentiment prennent encore de l’importance, le beau corps est désormais regardé, analysé, disséqué avec une débauche de critères empiriques, dont le plus important est, comme le théorisera Schopenhauer, le sens naturel de la beauté : favoriser le plaisir individuel en vue de la perpétuation de l’espèce.

Cette pensée esthétique des Lumières met également en évidence d’autres critères. Le beau corps se caractérise par une cohérence et un équilibre globaux. Le visage et le crâne doivent satisfaire aux résultats des analyses animées par un certain racisme scientifique.

Histoire de la beauté, Georges Vigarello

La beauté féminine est déterminée jusque dans le détail (l’ampleur des hanches, par exemple) sous le prisme de la fonction gestatrice, preuve de la dépendance et de l’infériorité naturelles de sa condition. La femme ne sert plus fondamentalement à réjouir l’homme fatigué et lassé, mais à perpétuer l’espèce.

Si la beauté quotidienne ne se résume pas encore aux lignes du corps, la perspective de la nature la rend globalement plus libre. Ainsi, les artifices qui s’opposaient au développement naturel du corps sont dénoncés : les corsets ne sont plus utilisés pour les enfants, et leur rigidité est atténuée pour les femmes.

Pour atteindre l’esthétique conforme à son épanouissement naturel, le corps doit être stimulé, et non plus préservé comme auparavant.

On veut, par analogie avec l’électricité, tonifier les nerfs ; densifier les fibres avec l’eau (premiers bains de beauté) ; et plus généralement favoriser les influences atmosphériques (climat, air, eau). On fait des promenades hygiéniques, ce qui donne naissance à la mode des marcheuses avec des bâtons. On surveille et on corrige la posture comme un signe de vigueur et de santé, plutôt qu’en tant que maintien aristocratique. Rousseau compare le corps en tension du paysan (ou du sauvage) au corps dégénéré du citadin.

Derrière ces nouvelles préoccupations, c’est l’idée de progrès qui nourrit la crainte de la dégénérescence des corps de la population.

L’émergence de l’individualisme est l’autre mutation des mentalités derrière l’évolution de l’esthétique du corps au XVIIIe siècle.

L’absolu de la beauté recule ; il n’en est plus de modèle imparablement fixé, car l’individu veut conquérir une identité singulière, laquelle transparaîtrait dans son regard. Se développent alors la physiognomonie[1], la caricature, la coiffure (qui se répand et devient un art libéral). Le fard se raffine et se professionnalise, d’un côté, comme moyen de personnalisation ; mais il est aussi dénoncé, de l’autre, comme facteur d’uniformisation (par exemple par Rousseau, qui l’interdit aux femmes dans ses écrits).

L’individualisme croissant ne met toutefois pas encore fin au privilège du « haut » – les miroirs restituant la totalité du corps n’apparaissent qu’à la fin du siècle.

La beauté définie par le désir (XIXe siècle)

Le bas et les contours du corps prennent enfin plus d’importance à mesure que devient évident le lien entre le désir et la beauté. « Dire » la beauté n’est pas pour autant vraiment plus simple, car le désir est obscur et mystérieux. Ainsi s’épanouit la version romantique de la beauté, qui lie l’esthétique au monde intérieur de l’individu, en conférant par exemple une puissance poétique au regard.

La beauté féminine est toujours appréciée à l’aune de la nature – l’attention à la cambrure et à la chute des reins renvoie à la fécondité – mais elle intègre progressivement un fantasme de liberté. La Parisienne, tout particulièrement, incarne une beauté typique du bouillonnement parisien, avide d’exercices et d’affairements (la « lionne » de 1830), à laquelle on reproche d’emprunter des qualités masculines.

Inversement, l’adoucissement des mœurs adoucit aussi la beauté masculine, désormais conçue comme un subtil mélange de grâce et de vigueur. Le modèle physique aristocratique est subverti au profit d’une nouvelle silhouette plus bourgeoise, caractérisée par une poitrine arrondie et un ventre resserré. L’Angleterre donne même naissance, à la fin du XVIIIe siècle, au modèle du dandy, qui incarne la beauté dans sa personne en soignant profondément son apparence – c’est là l’image extrême d’une beauté masculine combinant la force et la délicatesse.

Mais l’évolution fondamentale du siècle est que l’esthétique féminine devient plus anatomique.

Les lignes du corps féminin sont étudiées dans le miroir, dans les cabinets de bain, et mises en lumière par le vêtement. Les formes se rapprochent de l’étoffe tout particulièrement dans le dernier quart du siècle, des robes collantes rendant par exemple possible l’affirmation des hanches. De nouveaux corsets pour adultes (ils sont interdits pour les enfants), plus souples, assistent la fermeté anatomique féminine en misant sur une forme corporelle en S. Les parties basses, tels le bassin et l’amorce des cuisses, sont de plus en plus prises en compte.

La naturalité de l’anatomie féminine doit être entretenue par la gymnastique, voire préservée des dispositifs antinaturels comme le corset. Sensible aux contraintes imposées par les nouveaux métiers féminins (ceux de bureaux, notamment), une « Ligue des mères de famille » avait diffusé en grande quantité au début du siècle une brochure intitulée Pour la beauté naturelle de la femme. Contre la mutilation du corset.

Cette évolution esthétique est bien sûr aussi une érotisation de la beauté féminine.

Certaines femmes plus que d’autres, comme la Nana de Zola, incarnent un modèle érotique qui ravive les vieilles craintes sur le pouvoir de séduction féminin, et partant sur ses artifices. Témoignage d’une volonté de défier les convenances, le nu se normalise à partir des années 1880 dans les spectacles, les affiches, et les journaux. La poitrine est galbée, les fesses sont arrondies, et la chevelure nourrit les fantasmes. À ce modèle s’oppose une élégance mondaine, faite d’un profil étiré, avec des cuisses fines.

L’érotisation du corps féminin s’explique également par un nouveau phénomène social de la fin du siècle, les vacances à la mer. Émerge ainsi le modèle d’une beauté des plages, une silhouette d’été qui éblouit Marcel Proust sur les plages de Balbec : « Ces beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d’agilité et de ruse… » (À l’ombre des jeunes filles en fleur). La plage réinvente donc les canons de la beauté en les américanisant.

Ces nouvelles conceptions libèrent la diffusion à grande échelle des artifices, comme si chacun avait un droit à la beauté.

La démocratie et l’égalité légitiment encore un peu plus les pratiques d’embellissement, nécessaires pour se conformer aux modèles et aux modes, et favorisent la diversification de la beauté étudiée par une littérature présociologique. En 1859, Baudelaire emploie un nouveau mot, le « maquillage », qu’il assimile à un art, à un spectacle mystérieux. Le fard est en effet devenu une architecture savante, où se combinent les couleurs, les couches, et les niveaux.

Sur le plan économique naît un véritable marché de l’embellissement, avec des « produits de beauté et des « soins de beauté » surdifférenciés par les marques, promus agressivement par la publicité qui mobilise ambassadrices et vedettes, et vendus en masse dans des grands magasins dépeints par Zola dans Au bonheur des dames.

Histoire de la beauté, Georges Vigarello

En pratique, la consommation de cosmétiques est en hausse, mais leur coût les rend encore inaccessibles aux classes populaires. Le pouvoir de la mode est cependant si grand que certaines femmes se prostituent pour s’offrir une paire de gants.

La croissance de ce marché est servie par la technique.

Les femmes recherchant la minceur du bas du corps (notamment des hanches), elles multiplient les régimes – certains limitent la consommation d’eau à 0,5 litres par jour, quand d’autres recommandent plusieurs litres… Les instituts de beauté émergent, qui proposent de multiples soins et traitements grâce à de nouveaux instruments : massages, pétrissages, manucures, etc. Enfin, la fin du siècle voit aussi les débuts de la chirurgie esthétique.

La beauté démocratique (1914-2000)

Les traités modernes affirment qu’il est impossible de définir la beauté. La diversité des goûts individuels, les préjugés culturels, et l’enjeu psychologique (la perception de soi) sont des obstacles insurmontables. En revanche, le bien-être et la santé sont incontestablement devenus les critères majeurs de l’esthétique corporelle.

Le culte contemporain de la minceur répond à une attente sociale liée à l’efficacité et à la flexibilité.

Il a inspiré la mutation de la silhouette féminine dans les années 1910-1920. La belle femme est dorénavant plus grande, plus étirée, légère, gracile, et même musclée, autant de caractéristiques d’un corps actif, et partant d’un individu émancipé – même si l’idéal de la femme au foyer reste incontesté. La minceur demande une tête moins volumineuse, d’où la mode de la garçonne, en rupture avec la puissance immémoriale de la chevelure.

Ce nouvel idéal s’accompagne d’une obsession de la mesure. Les mensurations envahissent les magazines et les traités de beauté à partir des années 1930, et les différents indices gagnent en précision. Le poids devient le critère phare de la santé, si bien que l’obésité est considérée comme une maladie grave (en plus d’être un risque pour la beauté). Les Françaises prennent l’habitude de se peser et le poids idéal baisse : 51kg en 1939, contre 60kg en 1929 pour une femme d’1m60.

La dimension hédoniste du modèle esthétique féminin s’approfondit. La mer, le grand air et le soleil sont de nouveaux facteurs de la beauté. Autrefois dévalorisé, le bronzage devient une mode, le hâle symbolisant l’énergie corporelle et les activités de loisirs, au point que des machines à UV sont utilisées dès les années 1930. Mêlant une finalité eugéniste à une dimension méritocratique, les concours de beauté se multiplient dans l’entre-deux-guerres, à l’imitation de la culture de masse américaine (ce dont témoigne le choix du mot « miss »).

Mais c’est surtout par le biais des stars que se diffuse le modèle de la beauté démocratique.

En effet, le cinéma décuple le mimétisme esthétique nourri par les actrices de théâtre du XIXe siècle en portant au pinacle les acteurs stars, des êtres exceptionnels parmi les hommes, qui portent les attentes de l’époque.

La « photogénie » (terme inventé dans les années 1920) est donc une nouvelle qualité primordiale de la beauté. De l’image doit émaner le glamour, ou le sex-appeal, soit un magnétisme assez indéfinissable, même s’il présuppose une esthétique explicitement érotique et sensuelle, également provocante et calculée. Les films montrent donc un visage parfaitement maquillé, des yeux qui s’agrandissent à l’infini, des cheveux d’une blondeur étincelante à la lumière.

La morale traditionnelle n’est toutefois pas dépassée par cette évolution. Les personnages de cinéma et les acteurs entretiennent les stéréotypes des deux sexes (la belle femme et l’homme d’action) et la censure empêche les débordements (le code Hays de 1930, par exemple).

Si les stars constituent des modèles inaccessibles, elles incarnent en même temps un rêve esthétique et social de masse. De fait, leurs parcours accréditent l’idée que la beauté récompense la discipline, la culture physique et le régime. Se développe ainsi toute une littérature psychologique qui fait passer le triomphe esthétique comme un triomphe de la volonté : sculpter la silhouette demande une maîtrise, une vigilance à l’égard de soi-même.

Cette conviction sous-jacente érige le corps en objet de consommation.

Le maquillage étant devenu un soin de base, la production des artifices d’embellissement se raffine scientifiquement et s’industrialise. Les recherches se multiplient et décalent les efforts : en 1930, Vogue déclare la cellulite, qui a été découverte en 1920, ennemi public n°1. Le progrès technique rend possible une chirurgie purement esthétique, même si elle vise surtout à effacer les disgrâces (rides [80% des opérations en 1930], joues, nez, menton, seins, et même abdomens) plutôt qu’à augmenter la beauté. Les publicités vantent le bénéfice psychologique de ces opérations très onéreuses.

À partir des années 1950-1960, l’avènement d’une authentique société de consommation généralise et intensifie l’objectif de beauté.

La sensualité des stars est encore plus affranchie et plus provocante, à l’instar de celle de Brigitte Bardot, dont l’esthétique naturelle, indépendante de tout code inspire les métaphores animales (elle est « féline », « sauvage »). De nouvelles parties du corps – les lèvres entrouvertes et renflées, la poitrine rebondie – suscitent le désir du spectateur.

Mais surtout, un seuil crucial a été franchi : le bas du corps compte désormais plus que le haut.

L’érotisation moderne de l’esthétique féminine n’est cependant pas anodine : elle symbolise la libération de la femme dans sa vie intime et ses choix personnels, comme l’illustre particulièrement bien le film Et Dieu créa la femme (Roger Vadim, 1956).

Histoire de la beauté, Georges Vigarello

La beauté du XXe siècle bénéficie, globalement, du décuplement de ses médiums. Une femme sur deux achète des magazines en 1980, si bien que deux sur trois en lisent. Le mannequinat se développe pour accompagner la massification du marché des artifices, dont le volume est multiplié plusieurs fois dans la seconde partie du siècle.

Toutes les pratiques d’embellissement se démocratisent, y compris la chirurgie esthétique (en priorité la liposuccion), à laquelle 6 % des Françaises avaient déjà recouru en 2000. Leurs prix baissent, les rendant ainsi accessibles à toutes les femmes, et elles se diffusent même chez les pré-adultes, tandis qu’à l’autre extrémité du spectre se développe un sous-marché des produits anti-âge.

Parallèlement, la conception du corps comme objet de consommation bouleverse aussi l’anthropologie des genres.

La belle femme des années 1980 prend des traits androgynes ; ses formes sexuées (hanches, seins) sont gommées, comme l’illustrent l’actrice américaine Jane Fonda, ou la mannequin française (égérie de Chanel) Inès de la Fressange.

La beauté masculine subit une évolution comparable.

Assumant des traits féminins, l’homme de la fin du XXe siècle est dit « métrosexuel ». Son corps est longiligne, comme celui de Néo dans Matrix ; son visage est aussi lisse que celui du footballeur David Beckham, dépourvu des aspérités qui témoignaient autrefois de la dureté masculine. La culture gay, notamment, a contribué à transposer au masculin les repères esthétiques et les artifices féminins (crèmes, épilation, etc.).

En clair, l’égalité a fait de la beauté une qualité aussi masculine que féminine – le thème du « beau sexe » a disparu.

Sur le plan des moyens, les vieux obstacles à l’embellissement – la hiérarchie sociale, l’âge, le genre, l’imaginaire, etc. – n’ont plus cours, car la beauté est toujours plus un projet, et non pas un destin. En témoigne la popularité des régimes en tous genres, pourtant quasi certainement voués à l’échec : moins de 40 % réussissent à court/moyen terme, et moins de 25 % à long terme (au-delà de cinq ans).

Cette hypothèse de base s’est installée avec l’approfondissement de l’individualisme.

La société contemporaine ne dicterait plus à l’individu les codes de son apparence ; il devrait les déterminer librement par lui-même – d’où un conflit entre les conceptions individuelle et collective de la beauté. Plus autonome, le sujet personnalise son apparence parce qu’il est en quête d’identité ; dans sa démarche esthétique superficielle, il est paradoxalement à la recherche d’une vérité intérieure. Le souci du corps et de l’intime a remplacé, sur le long terme, la transcendance (religieuse).

Dès lors, la personnalisation de l’esthétique s’intensifie toujours plus en émiettant les repères. Les stars changent sans cesse de look en le justifiant par le storytelling ; les modèles télévisuels se diversifient (télé-réalité, émissions voyeuristes, etc.) ; et la survalorisation de la jeunesse multiplie les modèles éphémères de beauté dans la musique, les clips, la danse, et plus globalement le showbiz.

Devenus cruciaux dans l’élaboration de l’identité, le corps et l’exigence de beauté balancent l’individu contemporain entre l’épanouissement et la crispation.

Romain Treffel


[1] La science ayant pour objet la connaissance du caractère d’une personne d’après sa physionomie.

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Qui est Romain Treffel ?

Passionné par les idées, je veux vous aider à mieux comprendre votre existence grâce au meilleur de la pensée. C’est dans cet esprit que je travaille à rendre les grands concepts plus accessibles et les grands auteurs plus proches de nous.

Passé par l’ESCP, la Sorbonne, et l’École Normale Supérieure, j’aide également les étudiants à réussir les épreuves littéraires des concours des grandes écoles.

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