Fernand Braudel s’intéresse à la longue histoire du capitalisme. Dans La Dynamique du capitalisme, il part des rigidités, des inerties et des pesanteurs de la quasi-autarcie paysanne pour mettre en évidence le caractère très progressif de l’expansion du capitalisme. Il tend ainsi à relativiser l’importance de la grande industrie dans cette évolution et à mettre en doute le caractère exceptionnel des innovations survenues depuis le XVIIIe siècle.
Le sens de l’Histoire selon Marx
Le capitalisme n’a pas toujours été dominant. En effet, le capitalisme et l’économie de marché sont, jusqu’au XVIIIe siècle, minoritaires, parce que la masse des actions des hommes reste engloutie dans l’immense domaine de la « vie matérielle ». « D’innombrables gestes hérités, accumulés, pêle-mêle, répétés infiniment jusqu’à nous, décrit Fernand Braudel, nous aident à vivre, nous emprisonnent, décident pour nous à longueur d’existence » (La Dynamique du capitalisme). S’il ne faut pas accorder trop de place à l’économie de marché, il reste évident qu’elle n’a cessé de s’élargir du XVe au XVIIIe siècles. Une certaine économie entraîne derrière elle les différents marchés du monde et en connecte les prix, même si seules quelques marchandises exceptionnelles sont concernées (dont les métaux précieux). Le marché a certes des vertus concurrentielles, mais il est une liaison imparfaite, notamment partielle, entre production et consommation. Ainsi, l’économie de marché ne règne pas de manière exclusive.
La main invisible d’Adam Smith
Fernand Braudel montre que la dynamique du capitalisme est complexe
Le capitalisme est difficile à définir. Le mot soulève des querelles de définition, mais il ne connaît pas de remplaçant adéquat. Dans son usage large, il a peut-être pour origine le livre de Werner Sombart, Le capitalisme moderne, que Marx aurait donc pratiquement ignoré. Il peut être encadré par les mots « capital », les moyens sans fin à l’œuvre, et « capitaliste », l’homme qui préside à l’insertion du capital dans l’incessant processus de production. Le ratio produit annuel/capital serait de l’ordre d’un tiers, ou un quart[1]. Dans La Dynamique du capitalisme, Fernand Braudel distingue au sein de la réalité économique deux formes d’économies de marché : a) les échanges quotidiens du marché, les trafics locaux (faible distance), voire les commerces routiniers à plus large rayon, dont le commerce d’un bourg offre un bon exemple, se caractérisent par la transparence, le contrôle et la quasi-absence d’intermédiaires ; b) le contre-marché (ou private market) cherche à se débarrasser des règles du marché traditionnel en rompant les relations entre le producteur et le consommateur (par exemple, avec les marchands itinérants). Plus les chaînes marchandes s’allongent (Fernhandel), plus elles échappent aux règles et aux contrôles habituels (le commerce des épices, par exemple) – le processus capitaliste émerge clairement.
Le capitalisme s’est développé progressivement. L’État moderne, par exemple, tantôt le favorise et tantôt le défavorise, selon qu’il s’identifie avec lui (quand les élites d’argent détiennent le pouvoir politique). La thèse de Max Weber – le capitalisme comme création du puritanisme protestant – est fausse car les pays du Nord n’ont fait que bénéficier du déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale (après les vieux centres capitalistes de la Méditerranée). « L’erreur de Max Weber, postule Fernand Braudel, me paraît dériver essentiellement, au départ, d’une exagération du rôle du capitalisme comme promoteur du monde moderne » (La Dynamique du capitalisme). En Occident, les succès individuels sont plutôt à mettre à l’actif de longues chaînes familiales qui ont accumulé lentement les patrimoines et les honneurs. En Europe, la bourgeoisie aura longtemps « parasité » la noblesse, avant de prendre sa place. En fait, ce sont les conditions sociales qui président à la poussée et à la réussite du capitalisme : tranquillité de la vie sociale, neutralité/complaisance de l’État. Le capitalisme actuel a bien changé de taille et de proportion, mais pas de nature. En effet, il reste fondé sur une exploitation des ressources et des possibilités internationales, et il ne recouvre pas toute l’économie, toute la société au travail. En réalité, le capitalisme a toujours été monopolistique, et les capitaux et les marchandises n’ont jamais cessé de voyager simultanément.
Le capitalisme de la séduction selon Michel Clouscard
[1] Selon des calculs faits pour les économies d’Ancien Régime et les estimations de Keynes.