Le cens caché est la conséquence de la politisation. Dans Le cens caché, Daniel Gaxie met en lumière le fait que les citoyens n’accordent pas la même attention au fonctionnement politique selon leur sentiment de leur propre compétence à cet égard. Ces inégalités de politisation créent un « cens[1] caché », c’est-à-dire qu’elles aboutissent au même résultat que les restrictions du droit de vote et les conditions d’inéligibilité posées aux XVIII et XIXes siècles pour écarter les femmes et les classes dangereuses de la compétition électorale.
L’illusion politique selon Jacques Ellul
Le cens caché dépend principalement du niveau d’éducation. Daniel Gaxie montre que la durée de scolarisation est le principal déterminant de la compétence politique. La politisation ne découle pas d’une action rationalisée du système éducatif, mais de la transmission aux élèves des éléments linguistiques et conceptuels nécessaires à la compétence politique – lesquels doivent toutefois être transférés du savoir scolaire vers le champ politique. Or, les privilégiés du système scolaire refusent d’admettre que la compétence politique suppose une capacité de déchiffrage que le simple intérêt ou l’action politiques ne suffisent pas à développer. De fait, l’existence d’un corps de professionnels monopolisant la production des symboles politiques demande d’être capable de reprendre leur langage. « La politisation différentielle des classes sociales, explique Daniel Gaxie, se trouve liée aux inégalités culturelles, elles-mêmes principalement déterminées par les inégalités scolaires qui séparent les groupes sociaux » (Le cens caché). Ainsi, fermer les portes de l’école à la science politique au nom de la laïcité contribue à la perpétuation des inégalités. Il faudrait au contraire, pour réduire celles-ci, généraliser un enseignement qui présente dans le détail les différentes forces politiques. Daniel Gaxie reconnaît cependant que des organisations, partis (le PCF, par exemple) ou syndicats (CGT, CFDT ou FO), ont réussi à développer la compétence politique de leurs membres en mettant en place une infrastructure pédagogique délivrant un enseignement politique structuré par l’idéologie.
Daniel Gaxie dénonce la dimension réactionnaire du cens caché
Le cens caché résulte aussi du système politique. Daniel Gaxie met en évidence le recul de l’indifférence politique lors des périodes de politisation. Ainsi, le rituel démocratique réactive le sentiment du devoir civique tout en cadrant les modalités de choix des agents sociaux. Convaincus de leur incompétence, les agents habituellement les plus indifférents se limitent aux aspects les plus immédiats et les plus personnalisés de la compétition électorale, de telle sorte qu’un même événement politique (par exemple, un débat) peut être perçu de manières très différentes (éthique, partisane, neutralité, conformisme, rejet, etc.). « Les élections, écrit Daniel Gaxie, constituent un cas supplémentaire d’imposition d’une problématique et d’un langage empruntés au champ politique à des agents sociaux inégalement préparés à les maîtriser » (Le cens caché). Paradoxalement, les élections et les sondages constituent à la fois un indice des rapports de force et le mécanisme de leur occultation. En effet, ils permettent d’une part de mesurer approximativement l’audience des différentes forces, mais ils favorisent d’autre part, notamment par l’influence des commentateurs, les opinions socialement légitimes. L’intérêt du personnel politique et des commentateurs aux sondages et aux élections cantonne la majorité des citoyens dans un rôle de spectateurs. Daniel Gaxie oppose le cens caché découlant de la professionnalisation de l’activité politique dans les démocraties modernes à la participation de toutes les classes de la société (excepté les esclaves, les femmes et les enfants) dans la démocratie athénienne.
Le cens caché perpétue la domination sociale. Daniel Gaxie établit que la propension à s’intéresser aux événements politiques est liée en dernière instance à la place occupée dans la division sociale du travail. « Phénomène constant dans tous les pays occidentaux, pose-t-il, le niveau de politisation s’accroît fortement avec la position dans la hiérarchie sociale » (Le cens caché). Ce sont plus précisément les hommes âgés des classes supérieures qui jouissent d’une autorité politique. L’âge et le sexe sont donc, après le niveau culturel, les facteurs les plus importants de la compétence politique. Si les classes populaires parlent tout de même politique, elles sont contraintes de tenir des discours empruntés – plus la position d’une classe est basse dans la hiérarchie sociale, moins elle maîtrise son propre discours politique. Daniel Gaxie affirme ainsi que les inégalités de politisation excluent de fait les agents culturellement et/ou socialement dominés du jeu démocratique. Le personnel politique est sélectionné parmi les catégories culturellement privilégiées, y compris dans les partis populaires – ceux-ci sont en effet condamnés à trouver des porte-parole dotés d’une compétence politique élevée. Ce sont donc les schémas de pensée des dominants qui structurent la compétition politique. Ainsi, l’existence d’un champ politique, avec ses pratiques et ses symboles, est suffisante pour reproduire la hiérarchie sociale. Pour Daniel Gaxie, la théorie démocratique est à la politique ce que celle de la libre concurrence est à l’économie, un faux nez de l’égalité.
La loi d’airain de l’oligarchie de Roberto Michels
[1] Le cens était plus précisément un seuil d’imposition conditionnant le droit de vote et l’éligibilité des citoyens.