La défaite la pensée est à l’origine du déclin culturel moderne. En prenant appui sur la pensée d’Hannah Arendt, Alain Finkielkraut retrace chronologiquement dans La défaite de la pensée les événements responsables de la « barbarie du monde moderne », où ne peut plus s’exercer l’autorité des grandes œuvres de l’esprit. Pour le philosophe, c’est la perversion de la raison démocratique et de l’esprit des Lumières qui a instauré le règne de l’intolérance et de l’infantilisme dans la culture.
La crise de la culture selon Hannah Arendt
La défaite de la pensée a commencé avec la Révolution française. Celle-ci constitue en effet, au point de vue chronologique, le premier évènement de la modernité à l’origine d’une nationalisation des idées. Alain Finkielkraut présente l’évolution idéologique paradoxale de l’événement : la philosophie des Lumières avait tout d’abord soutenu l’universalisme de la pensée et la démocratisation de la culture ; puis les révolutionnaires définirent ensuite l’individu selon son humanité, et non plus selon son hérédité ou sa nationalité. « Prenant à contre-pied sa propre étymologie (nascor, en latin, veut dire « naître »), la nation révolutionnaire déracinait les individus et les définissait par leur humanité plutôt que par leur naissance. Il ne s’agissait pas de restituer une identité collective à des êtres sans coordonnées ni repères ; il s’agissait, au contraire, en les délivrant de toute appartenance définitive, d’affirmer radicalement leur autonomie » (La défaite de la pensée). Cependant, les contre-révolutionnaires et les penseurs traditionalistes ont mis à l’index ce qu’ils percevaient comme un projet de déracinement, alors qu’il s’agissait, pour les Lumières, de cultiver l’homme. Ils ont donc refusé la disparition de l’appartenance à la terre ou de la spécificité des peuples – tout particulièrement celle du peuple français. Ils ont remis dès lors la nation au premier plan en soulignant la spécificité du peuple, sa territorialité, et la vocation impériale de la pensée française.
La défaite de la pensée est pour Finkielkraut la cause du déclin de la culture
La défaite de la pensée a été entérinée par un second échec du projet d’universalisation de la culture. Si celui-ci a refait surface après que les deux grandes nations d’Europe, la France et l’Allemagne, ont tenté d’imposer leur suprématie nationale lors de la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation a provoqué la résurgence du nationalisme chez différents peuples. Reniant alors tous les produits de la colonisation, ceux-ci se sont réapproprié leurs territoires, leur histoire et leur culture suivant le même processus que des romantiques allemands, en exaltant leur Volksgeist, leur identité culturelle. Ce mouvement a également remis au goût du jour le primat du groupe sur la subjectivité individuelle. Finkielkraut explique par ce second échec à la fois la naissance de l’incapacité de l’Europe à juger les civilisations étrangères au nom de ses propres valeurs, et sa faiblesse à faire place en son sein à des valeurs étrangères aux siennes. « La dissolution de toute conscience collective doit-elle être le prix à payer pour l’intégration, se demande le philosophe ? En aucun cas » (La défaite de la pensée). Finkielkraut voit par exemple dans la création de l’Unesco en 1945 le symbole de la remise en cause, sous l’effet des travaux d’ethnologues tels que Lévi-Strauss, de la volonté universaliste des civilisations occidentales d’apporter le progrès aux autres cultures en exportant leur modèle.
Race et histoire selon Lévi-Strauss
La défaite de la pensée a entraîné la dévalorisation de la culture. Les deux tentatives ratées d’universalisation ont en effet donné naissance à une société pluriculturelle où la culture et la pensée sont négligées. D’une part, la décolonisation et la résurgence des cultures des anciens peuples colonisés invitent chaque peuple à revendiquer ses valeurs morales, ses traditions politiques et ses règles de comportement. D’autre part, l’individu ne vit désormais plus selon ses propres valeurs, reçues de l’éducation, mais selon des valeurs qu’il choisit en fonction de son humeur ou de la mode du moment. Son hédonisme amalgame la culture au loisir et la situe désormais dans toute création (le film hollywoodien, par exemple). Ainsi, la culture n’est plus en lien avec la pensée, laquelle ne tient plus qu’une place résiduelle, voire factice. Cette rupture a mis fin à un élitisme culturel légitime, caricaturé comme refusant l’accès à la culture alors qu’en fait il refuse d’accorder une dimension culturelle aux activités où la pensée est stérile, voire absente. « La barbarie, conclut Finkielkraut, a donc fini par s’emparer de la culture. A l’ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en même temps que l’infantilisme. […] Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face à face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie » (La défaite de la pensée).