La perfectibilité est une propriété humaine. Alors que la tradition philosophique (Aristote et la scolastique, notamment) caractérisait l’être humain par l’aptitude au discours rationnel (le logos), Rousseau avance dans son Discours sur l’origine de l’inégalité que sa spécificité est sa capacité à évoluer. L’adjectif « perfectible » semble être de son invention, mais il avait peut-être déjà été employé à l’époque des Lumières.
La perfectibilité sépare l’homme de l’animal. Comme l’homme de l’état de nature ressemble beaucoup à un animal – ils sont tous les deux mus par l’autoconservation – Rousseau évoque deux qualités humaines qui les distinguent : la liberté et la perfectibilité. S’agissant de la seconde, il forge probablement là un néologisme pour exprimer le fait que la nature de l’homme n’est pas fixe (contrairement à celle de l’animal). « Quand les difficultés qui environnent toutes ces questions (concernant la différence entre l’homme et l’animal) laisseraient quelque lieu de disputer, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, pose Rousseau, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation : c’est la faculté de se perfectionner […] » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Le philosophe établit ce faisant un clivage métaphysique fort entre animalité et humanité. Si on peut assimiler l’animal à une machine (cf. la théorie de l’animal-machine de Descartes), l’être humain se caractérise en revanche par sa volonté libre, laquelle l’entraîne à changer, à « s’améliorer ». Dans le détail, la perfectibilité ne procède pas de l’usage de la raison, car l’homme « sauvage » de l’état de nature ne se perfectionne pas volontairement en réfléchissant ou en acquérant des connaissances. Pour Rousseau, l’homme évolue parce que des passions l’agitent, qui sont issues des impulsions de la nature.
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Rousseau incrimine la perfectibilité
La perfectibilité explique l’évolution de l’homme. En effet, Rousseau en fait un concept équivalent à celui de progrès : il s’agit d’une marche en avant, d’un mouvement, d’une augmentation graduelle dans une direction définie. La connotation du terme n’est donc pas laudative, mais plutôt neutre. Sans doute voulue par le créateur, la perfectibilité signifie que l’homme est ouvert et disponible au changement. Dès lors, c’est cette faculté qui engendre toutes les autres – c’est elle qui a permis, en particulier, que l’amour propre naisse de l’amour de soi et que les désirs s’écartent des besoins : « Ses désirs [ceux de l’homme à l’état de nature] ne dépassent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle et le repos… » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Rousseau affirme que la sociabilité, elle aussi, découle de la perfectibilité. Dans le détail, des contingences naturelles ont accéléré le cours des événements en provoquant la concentration des individus en de mêmes endroits, après quoi l’homme a développé la capacité à vivre en société. De ce point de vue, la perfectibilité apparaît alors comme la condition de possibilité de l’histoire elle-même : de la sociabilisation de l’homme primitif a découlé les inventions concomitantes de l’agriculture et de la métallurgie, donc de la propriété – se sont ensuivies la division du travail et l’émergence de l’État. Ainsi, la perfectibilité est, selon Rousseau, la propriété en vertu de laquelle l’homme est un être historique.
La perfectibilité est la source des malheurs de l’homme. En dépit de ce que suggère l’étymologie du mot (le latin perficio : « terminer, parfaire, perfectionner »), la faculté n’est pas un bien pour Rousseau. Tout d’abord, elle est liée aux passions, et non pas à la raison, qui serait, elle, un produit de la contingence de l’histoire. Inspiré par la théorie calviniste de la corruption totale, le philosophe considère que la perfectibilité constitue plus fondamentalement une faillibilité dans la mesure où elle a permis la dégradation de la nature humaine par la vie sociale, les sciences et les arts. « Il serait triste pour nous, écrit Rousseau, d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Si la perfectibilité implique que l’évolution de l’homme est irréversible – impossible de revenir à la pureté de l’homme primitif – elle laisse cependant imaginer de pouvoir corriger le cours des choses. Rousseau montre par-là qu’elle n’est pas incompatible avec le projet de concevoir une organisation sociale qui prévienne l’injustice en son sein.