La via negativa consiste à retirer ce qui nuit. Il s’agit d’une méthode intellectuelle issue de la réflexion de théologiens du Moyen-Orient qui ont trouvé plus facile de décrire Dieu en partant de ce qu’il n’est pas. Dans Antifragile et Jouer sa peau, Nassim Nicholas Taleb montre que cette philosophie de la soustraction est le remède à la complexité du monde moderne et à notre compulsion à y intervenir sans le comprendre.
L’antifragilité selon Nassim Nicholas Taleb
La via negativa est adaptée à la complexité du monde. Nassim Nicholas Taleb constate que notre compréhension des choses est très limitée. C’est pour cette raison qu’en matière de connaissance, la réfutation est plus rigoureuse que la confirmation. Ainsi, le savoir augmente plus par soustraction que par addition. L’essayiste illustre cette propriété en reprenant le fameux exemple du cygne noir : « Si je repère un cygne noir (sans majuscules), explique Nassim Nicholas Taleb, je peux être tout à fait certain que l’assertion « tous les cygnes sont blancs » est fausse. Mais, même si je n’ai jamais vu de cygne noir, je ne pourrai jamais tenir cette assertion pour vraie » (Antifragile). En vertu de la via negativa, on peut passer à côté de l’essentiel à cause d’un surcroît de données. Les sciences fiables ne tirent donc pas leur valeur de l’abondance de preuves statistiques. Nassim Nicholas Taleb compare même la science à un roman policier où la personne qui a le plus grand nombre d’alibis s’avère être le coupable. La connaissance utile repose en réalité sur l’ignorance. En particulier, la via negativa rend possible la prédiction. Nassim Nicholas Taleb ne partage pas la conviction de Karl Popper selon laquelle il est fondamentalement impossible de prévoir l’avenir, car les erreurs sont prévisibles (par exemple, celle d’un chirurgien incompétent qui opère un patient du cerveau).
Le pragmatisme selon William James
Nassim Nicholas Taleb illustre l’efficacité de la via negativa
La via negativa prévient le mal et l’erreur. Nassim Nicholas Taleb rappelle qu’elle était déjà connue de la sagesse occidentale traditionnelle. Ainsi, le poète latin Ennius a écrit : « Le bon n’est pas aussi bon que l’absence de mal ». Cette propriété se vérifie tout particulièrement sur le plan de la santé. Si Hippocrate, le « père de la médecine », est l’auteur de l’adage primum non nocere (« d’abord ne pas nuire »), il existe divers biais en faveur de l’intervention médicale. Par exemple, un médecin qui préfère s’abstenir pourra être poursuivi pour négligence par son patient. Les chirurgiens ont suivi le conseil d’Hippocrate pendant longtemps parce qu’ils étaient plus des barbiers que des théoriciens de la médecine et parce que l’absence d’anesthésie les poussait à laisser faire la nature. Nassim Nicholas Taleb révèle que la contribution médicale de loin la plus importante de ces soixante dernières années est simplement la promotion de l’arrêt de la cigarette. Il fait l’hypothèse que les cas de guérison prêtés à la religion sont dus au fait qu’elle a éloigné les malades des médecins. En effet, la via negativa implique que la santé tient principalement à la prévention. Le régime de santé de l’école de Salerne, la première faculté de médecine, consistait en une combinaison d’optimisme, de repos, et d’alimentation frugale. Nassim Nicholas Taleb estime qu’une bonne partie des problèmes de la société sont créés et entretenus par les personnes qui trouvent un intérêt à la complexité.
La via negativa assimile la simplicité à l’efficacité. Nassim Nicholas Taleb affirme l’évolution sélectionne les adeptes de la via negativa : les maîtres d’échecs qui s’efforcent de ne pas perdre ; les investisseurs qui ne font pas faillite ; les religions qui misent sur les interdits ; les personnes qui évitent les accidents. La via negativa est également valide en politique — on fera le bien en empêchant les mauvaises actions — et en affaires — on réussira en se concentrant sur une seule chose et en disant « non » à tout le reste. De manière générale, on a donc intérêt, pour atteindre son objectif, à retirer ce qui nuit. « Toute ma vie, écrit Nassim Nicholas Taleb, j’ai recouru à une heuristique d’une merveilleuse simplicité : les charlatans se reconnaissent au fait qu’ils vous donnent des conseils positifs, et uniquement positifs » (Jouer sa peau). L’essayiste illustre le pouvoir de la via negativa avec la lecture. Puisque la plupart des productions intellectuelles sont du « bruit », que leurs idées disparaîtront, il n’est pas rentable de s’y intéresser. Pour s’enrichir intellectuellement, il faut donc privilégier les classiques qui ont survécu à l’épreuve du temps et ne pas lire les ouvrages des dernières décennies. La via negativa admet toutefois des exceptions : on peut ajouter une technologie lorsqu’elle remplace une technologie précédente aliénante et fragile. Nassim Nicholas Taleb donne en exemples l’informatique (qui a rendu la bureaucratie moins pénible) et les grandes baies vitrées (qui ont réduit l’obscurité causée par les petites fenêtres).